17 et 18 mars 2020

Le mardi matin, Philippe est le seul à quitter la maison. Il travaille en tant qu’éducateur spécialisé dans une Maison Éducatives à Caractère Sociale (MECS). L’ensemble des écoles, collèges, lycées, instituts médico-éducatif, Instituts Thérapeutique Éducatifs et Pédagogique, Établissements Régionaux d’Enseignement Adapté sont fermés. Habituellement, pendant les périodes de congés les enfants de la MECS vont soit dans leur famille, soit en Accueil Collectif de Mineurs, soit en séjour avec les éducs. Mais là, nous ne sommes pas en période de congé et le confinement ne permet aucune de ces possibilités. Les 45 enfants du village, comme tous les enfants de France, sont confiné-es mais au sein de l’établissement. 45 enfants sur le village, ça n’arrive jamais. Philippe mesure que le confinement peut être complexe pour certain-es enfants. Il mesure aussi que les personnes qui accompagnent ces enfants au quotidien n’ont jamais eu à vivre avec eux 24h/24h. Il ne sait pas, ne peux pas savoir comment tout cela va se vivre. Pour les salarié-es du travail social et médical, il n’est pas question de télétravailler. Les éducs du village d’enfants, comme tous les éducs de MECS, sont sur le pont, dans la tempête.

A compter de midi, le confinement est obligatoire. Les enfants ont reçu une notification du gouvernement sur leur téléphone portable. La notification renvoie à une attestation de déplacement dérogatoire. On la lit ensemble. J’apprends qu’il nous faudra l’imprimer et en modifier la date et l’objet de la sortie… à chaque fois. J’imprime le dit document en 5 exemplaires. En regardant la feuille glisser hors de l’imprimante, une sensation étrange m’envahit. Une sensation de déjà vu qui pourtant ne m’appartient pas directement mais qui s’est construite avecles narrations de certaines heures sombres de l’Histoire. Alors bien sûr, dans ce contexte je sais que ce n’est pas du tout la même chose et je mesure que rester chez soi est salutaire, indispensable pour ma santé et celles des autres. Mais un je-ne-sais-quoi de privation de liberté me fait peur.

Je glisse 4 des feuilles dans une pochette et la pose sur l’étagère de l’entrée de la maison. Philippe remplit la sienne et part bosser.

Au moment de son départ, la perte de mon téléphone m’angoisse à nouveau. J’ai beau avoir rebranché le téléphone fixe (débranché depuis plusieurs mois), ne pas pouvoir être en lien avec mes proches par SMS ou WhatsApp me contrarie. J’ai recommandé hier une carte SIM mais m’inquiète de ne pas la recevoir.

Fatiguée par la semaine passée et mes 8 jours de présences consécutives aux CEMEA, je décide pour me détendre de sortir un peu me balader dans le quartier. Je remplis mon attestation, la glisse dans la poche de mon jeans et sors dehors. Le printemps s’est installée et je n’en m’étais même pas rendue compte. Les voisins sont dans leur jardin. Les gens taillent, tondent, plantent. Les enfants jouent sur les pelouses. Tout ce qui est observable pourrait me faire croire que nous sommes en vacances. J’essaie de me convaincre que tout va bien se passer, essaie de profiter du paysage, de la douceur de l’air mais je n’y parviens que moyennement. Très moyennement. Il faut que je m’occupe, que j’organise, que je fasse des trucs…

Je rentre à la maison. Avec les enfants, nous faisons le tour des placards et dressons une liste de repas pour la fin de la semaine. Puis je crée un tableur avec chacune des différentes tâches matérielles à réaliser dans la maison. Je m’inspire du temps de réflexion que nous avons co-animé avec Damien la semaine dernière. Une organisation sur la base du volontariat où chacun-e note son initiale dans la ligne de la tâche effectuée. On verra bien ce que ça donne. J’imprime le tableau, le placarde sur le frigo.

En début d’après-midi, je prends la pleine mesure que mes prochains jours, semaines de travail se passeront à la maison. J’installe donc mon ordi portable et les dossiers que j’ai apporté sur le tout petit bureau de ma chambre. Je me note les choses que j’ai à faire, les questions que j’aurais à poser jeudi prochain lors de notre première réunion d’équipe à distance. Je m’étais dit qu’aujourd’hui je ne bosserais pas, mais je n’y parviens pas. J’ai besoin de savoir, lire mes mails et peut-être avoir des nouvelles plus claires. Le contexte est si étrange que je suis incapable de déconnecter. Je passe une grande partie de l’après-midi à bosser.

Le mercredi matin après une nuit agitée, je me lève de bonne heure. Après le petit dèj, je sors avec un café sur la terrasse de notre jardinet. Jeanne s’est installée au soleil pour bosser. Amaël est parti faire un tour de vélo dans les vignes. Selma travaille dans sa chambre. Je conscientise alors que vivre à la campagne va être carrément plus facile que de vivre en ville ;que vivre en maison avec jardinet va être certainement plus facile que de vivre en appartement ; que vivre dans une maison où chacun-e a sa chambre va nous permettre d’avoir des moments de solitude éloignés de nos colocataires ; que vivre à 5 dans une famille où les relations sont saines va être facilitant. Pour autant, je pressens que nos fonctionnements et dysfonctionnements individuels et groupaux vont, pendant la période qui vient, être exacerbés par le stress, la promiscuité, l’éloignement de nos ami-es. Je le pressens pour moi, pour chacun-e de mes enfants et pour Philippe. Des moments de régulations vont être nécessaires.

Puis l’inquiétude me gagne pour mes ami-es et proches qui vivent seul-es, qui vivent dans des apparts tous petits. Je pense à toutes ces personnes qui vivent dans des familles dysfonctionnelles, aux personnes qui vivent à la rue, aux femmes et aux enfants qui subissent des violences. Je mesure que cette pandémie ne va que majorer les inégalités socio-économiques et culturelles. La merde !

Vers midi, je vais relever le courrier et ô joie j’y découvre l’enveloppe contenant ma carte SIM. Je dois dire que j’ai rarement été aussi contente de recevoir du courrier ! En insérant la carte dans le téléphone prêté par mon beau-frère, les messages pleuvent de toutes parts (ami-es, famille, collègues…). Cette période produit ça aussi. Les gens s’inquiètent les un-es pour les autres.

Je mets alors à rêver que cette crise sanitaire produise des changements individuels et collectifs durables, des changements politiques axées sur l’intérêt général. « Plantage du capitalisme. Installer un autre système »