D’habitude en psychiatrie, les patients, petits et grands, viennent chercher un lieu accueillant, parce qu’ils ont été éjectés ou se sont éjectés de toutes les autres institutions, en premier lieu celle du langage. Ils connaissent la distanciation sociale en permanence, et comptent sur des structures de soin pour essayer de parler, serrer des mains, faire un collectif, au moins à quelques-uns. Les «gestes barrières» et le confinement ont brutalement obligé les soignants à faire tout le contraire.

Psychiatre et chef du pôle de psychiatrie adulte d’Asnières (Hauts-de-Seine), Mathieu Bellah­sen s’inscrit dans une filiation avec les fondateurs de la psychothérapie institutionnelle, dont le principe est qu’il faut prendre soin d’une institution qui se donne pour tâche de soigner. Quand je lui ai demandé ce que le confinement avait changé dans sa pratique, le Dr Bellahsen m’a répondu : « On fait juste l’inverse de ce qu’on fait d’habitude.  » C’est ce qu’il appelle une nouvelle forme d’anti­psychiatrie : « Une antipsychiatrie « covidienne », qui nous impose de revenir en arrière sur tout ce que nous considérons comme possiblement thérapeutique en psychiatrie. » Les patients doivent en effet rester dans leur chambre et les visites des proches ont été suspendues. La connexion WiFi est passée en libre accès et les entorses à la loi Evin ont été officialisées : les patients sont autorisés à fumer dans leur chambre accompagnés d’un soignant.

Dans l’unité d’hospitalisation comme dans les structures ambulatoires, Mathieu Bellahsen privilégie les groupes de parole qui réunissent les soignants et les patients. Les décisions concernant la vie du service sont prises en concertation. Quand ils ne sont plus hospitalisés, les patients peuvent se rendre au centre médico-psychologique (CMP), en ville, pour aller voir leur psychologue. Il y a aussi le centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP), qui, à Asnières, comprend notamment une webradio, Radio Sans Nom, et un journal, Et tout et tout.

Comme dans la plupart des services de psychiatrie, à ­Asnières, il a d’abord fallu organiser une « unité Covid », pour isoler les patients touchés. Et les autres, ceux qui le peuvent, restent chez eux. Le CATTP, rebaptisé pour l’occasion « CATTP On Air », a permis de maintenir dès le début du confinement un lien entre les soignants et les patients – ils appellent la ­radio pour se retrouver à l’antenne, qui est tenue par un pro. Il faut écouter la première émission du confinement : c’est un bouillonnement de paroles, on comprend tout de suite que les patients et les soignants ont réussi à construire une institution vivante, qui leur est d’un grand secours dans ce moment de repli généralisé. On peut entendre une patiente demander aux psychologues comment ils vont pouvoir s’organiser pour maintenir leurs entretiens hebdomadaires. Un psychologue explique alors comment, depuis son domicile, il va mettre en place des plages horaires avec ses collègues. Depuis le début du confinement, des séances de l’habituel atelier d’écriture du CATTP ont même déjà pu se tenir via Radio Sans Nom.

Mais comme pour l’hôpital général, en fonction des ­régions, la situation est très différente dans les hôpitaux psychiatriques : certains services ont anticipé assez vite pour essayer de protéger soignants et patients, mais pour ce qui est du matériel de protection, la plupart des hôpitaux psychiatriques ont tout simplement été oubliés par les autorités sanitaires – qui en revanche n’ont pas oublié de leur demander de libérer un maximum de lits pour pouvoir accueillir le tout-venant des patients Covid : les patients psy considérés comme « pas trop graves » sont donc renvoyés chez eux, avec si possible un maintien des consultations par téléphone. Tout cela s’est décidé en catastrophe, sans aucune anticipation ces dernières semaines : c’est l’improvisation totale. Il n’y a pas de service de réanimation dans les hôpitaux psychiatriques, alors les patients psy atteints par le Covid vont dépendre du bon vouloir et de la disponibilité des hôpitaux généraux alentour, sachant qu’un patient en plein délire est bien plus difficile à faire admettre. Il n’y a eu aucune directive de l’agence régionale de santé (ARS) sur cette question : comme d’habitude, les patients de psychiatrie sont les plus mal lotis.

Et en pédopsychiatrie, comment ça se passe ? J’en ai parlé avec Sandrine Deloche, praticienne hospitalière sur l’inter­secteur de psychiatrie infanto-juvénile du 14e arrondissement de Paris (« Victor notre sauvagerie », de Sandrine Deloche, in Pratiques. Les cahiers de la médecine utopique, n° 84, janvier 2019). «  Les enfants psychotiques ou autistes, qui passent beaucoup de temps dans des hôpitaux de jour, ont subi une grande violence : il y a eu une interruption très brutale des soins, sans que rien n’ait été préparé ni élaboré, ni avec eux ni avec leurs parents. » Les ARS ont ordonné du jour au lendemain la fermeture de tous les hôpitaux de jour, des instituts médico-éducatifs (IME) et de toutes les structures médico-sociales qui prennent en charge des enfants qui ne tiennent pas longtemps dans leur famille et à l’école. Ces enfants explosifs sont donc retournés chez eux – c’est-à-dire avec des parents souvent eux-mêmes suivis en psychiatrie – jusqu’à nouvel ordre. « Débrancher brutalement les soins pour un enfant autiste, c’est comme stopper net une chimio en cancérologie, explique Sandrine Deloche. Ce sont des enfants avec qui le lien par téléphone est très difficile, ils sont souvent hors langage, plutôt dans l’agir. Et nous ne pouvons pas trop savoir où ils en sont au bout de trois, quatre semaines dans la Cocotte-Minute de la famille confinée. Et puis, les ­familles ne tiennent pas trop à des visites à domicile proposées par les soignants : ils sont terrifiés à l’idée que nous puissions être contagieux parce que nous travaillons à l’hôpital. Ce sont des parents qui ont déjà du mal à organiser une journée, alors organiser plusieurs semaines de confinement… ça devient lunaire ! Surtout si à la maison la télé est allumée en permanence, branchée sur les chaînes d’information super anxiogènes.  »

Il se trouve que les ARS avaient déjà commencé, ces dernières années, à promouvoir la téléconsultation en psychiatrie, qui, dans la logique d’un gestionnaire loin du terrain, permettrait de réduire de beaucoup les coûts de fonctionnement des institutions. C’est ce que le ministère de la Santé appelle « le virage inclusif », une formule de la novlangue pour dire «  soignez-vous chez vous ». L’actuelle catastrophe sanitaire accélère à fond les ballons ce virage à 180 degrés.

Comme d’habitude, les patients de psychiatrie sont les plus mal lotis

Mathieu Bellahsen n’est pas le seul à s’en inquiéter, mais il appelle les soignants à se mobiliser dès maintenant pour revendiquer le maintien ou la mise en œuvre de pratiques vraiment accueillantes : « J’ai bien peur que le gouvernement se serve de cette crise pour accélérer la destruction de la psychiatrie publique, qui connaît une révolte depuis des mois et des mois, avec beaucoup de patients abandonnés depuis bien avant le confinement*. » ●

*. La Révolte de la psychiatrie. Les ripostes à la catastrophe gestionnaire, de Mathieu Bellahsen et Rachel Knaebel (éd. La découverte).